A Ciambra - Film (2017)
Film de Jonas Carpignano Drame 2 h 20 septembre 2017
Pio a 14 ans et veut grandir vite. Comme son grand frère Cosimo, il boit, fume et apprend l’art des petites arnaques de la rue. Et le jour où Cosimo n’est plus en mesure de veiller sur la famille, Pio va devoir prendre sa place. Mais ce rôle trop lourd pour lui va vite le dépasser et le mettre face à un choix déchirant.
Sous ses dehors de film sans prétention, au réalisme cru déjà vu, au sujet maintes fois rebattu, A Ciambra réussit à redonner chair à un cinéma que l'on n'attendait pas, que l'on n'attendait plus, celui du réalisme Italien : militant, vivant, interpellant l'homme et la société dans laquelle il vit. On serait d'ailleurs tenté de le réduire à ce qu'il semble être – à savoir un simple récit initiatique, à un énième film social et didactique- alors qu'il recèle des trésors de finesse et une portée éminemment symbolique. « J'espère aborder avec cet exemple un questionnement plus universel, et pas seulement sociologique », dira à ce sujet Jonas Carpignano. Car son film, au-delà de la question des Roms et de leur intégration en Italie, parle avant tout des exclus : de la société, de la famille, de la vie. Et il en vient à explorer avec finesse les inévitables paradoxes du passage à l'âge adulte : vouloir s'émanciper sans renier ses origines ; affirmer son identité tout en se fondant dans son milieu ; choisir une place ici et rêver d'ailleurs... Avec froideur et discernement, A Ciambra nous rappel que grandir, devenir un Homme, ne se fait que dans le renoncement : renoncer à ses utopies, ses idéaux, son aspiration à être quelqu'un d'autre, son désir de ne plus être un exclu.
Cette société de l'ostracisme, ce monde qui n'en finit plus d'exclure et de rejeter, est symbolisée à merveille par le lieu titre : la Ciambra. Ce quartier populaire - qui semble exclu d'une ville, elle-même exclue du reste du pays – est le terreau idéal à l'exclusion ! On y découvre une communauté, celle des Roms, pour qui la marginalité semble être une fatalité. Devenue sédentaire, elle pourrait se fondre parmi le reste de la population si elle ne se trouvait ainsi ghettoïsée ! Le lien avec l'extérieur existe, certes, mais il est principalement axé sur le vol, le larcin, le hors-la-loi. C'est ce que souligne Carpignano en nous montrant comment des caïds notoires entretiennent leur business crapuleux en poussant la communauté Rom au délit (cambriolage, vole de voitures, etc.). L'existence pour Pio et les siens ressemble alors à un cercle vicieux que rien ne semble pouvoir briser : la survie entraîne le vol, le vol entraîne la marginalisation, et ainsi de suite.
En prenant le parti de l'oeuvre documentaire, Carpignano épouse le regard du jeune Pio et nous laisse voir sa réalité carcérale : à hauteur d'enfant, le quartier de la Ciambra a tout de la prison à ciel ouvert ! Les horizons sont bouchés, inexorablement, que ce soit à cause de ces vieilles bâtisses ou de ces ordures qui s'accumulent. À hauteur de môme, le monde n'est perçu que par le bout de la lorgnette : on voit une pièce, un hangar ou une rue, mais jamais la réalité dans son ensemble. Le désir de se soustraire à celle-ci se matérialise joliment à l'écran lors de remarquables séquences oniriques qui font écho au nomadisme des ancêtres.
L'absence d'échappatoire est intelligemment soulignée par la fréquentation exclusive de l'école de la rue, par cette voyoucratie qui tend les bras et cette société qui n'est plus que répression (justice, prison), et enfin par la présence de ce train qu'il ne peut prendre à cause de sa claustrophobie. Faire de ce personnage un claustrophobe est d'ailleurs une bonne idée, puisqu'elle permet d'illustrer finement l'impasse sociale dans laquelle il se trouve : il cherche continuellement à s'échapper (passe par les fenêtres, les portes...), sans pouvoir toutefois monter à bord de ce train, synonyme d'évasion.
Seulement l'exclusion n'est pas seulement sociale, elle est également familiale. À la manière des cinéastes néoréalistes, il fait tourner sa caméra durant les moments de vie et laisse ses acteurs amateurs réciter leur partition pleine de vérité. On y découvre alors des gamins ou des gamines qui veulent reproduire le comportement des adultes afin de s'intégrer (on fume, on boit, on invective, on vole...). Mais ce mimétisme maladroit ne fait que mettre en exergue leur différence, leur incapacité à être pleinement des adultes. Et c'est sans doute sur ce point où A Ciambra s'avère le plus convainquant, en nous montrant l'enfance comme un apprentissage de la vie, avec ses choses que l'on tente mais que l'on rate, avec ces comportements qu'on observe mais qu'on ne peut que singer... Certaines séquences, en ce sens, sont admirables d'éloquence, comme lorsque Pio veut jouer au chef de famille avant de se frotter à l'autorité de la mère ; ou encore lorsque les adultes, au cours d'un repas de famille, rient ouvertement de ses enfants qui veulent boire de l'alcool comme les grands. Mais l'exclusion familiale ne touche pas uniquement les plus jeunes, comme nous l'indique cette séquence où le grand-père est délaissé, mis de côté, car trop vieux et donc inutile.
A Ciambra n'épouse pas seulement le regard de Pio, mais également ses gestes et ses déambulations. Accroché solidement à ses basques, on suit son va-et-vient, ses mouvements intuitifs ou encore ses nombreux passages à l'acte. Sans recourir au discours lourdement explicatif, en filmant simplement l'évolution physique de son personnage, Carpignano nous laisse voir son cheminement intellectuel, ses doutes, ses hésitations, ses tergiversations... Le gamin se cherche, veut prendre une place sans savoir où elle se trouve. Son périple le conduit à osciller entre deux milieux antagonistes, entre deux groupes de marginaux : les Roms et les Africains. Et le cinéaste nous rappelle ainsi une réalité cruelle : plutôt que de la combattre, les marginaux reproduisent les mécanismes de l'exclusion sur plus petits qu'eux, les Roms rejetant les Africains de la même manière qu'ils ont été rejeté par le reste de la société.
C'est cette situation, presque ubuesque, que Carpignano dénonce en incorporant dans son récit une dimension véritablement dramatique. C'est auprès d'Ayiva, un migrant Burkinabé, que Pio découvre la solidarité, la fraternité, l'altérité. C'est dans le regard de l'autre qu'il découvre la possibilité d'un autre monde, la possibilité d'avoir enfin une place dans la vie. Deux scènes, notamment, nous révèlent toute l'étendue de son dilemme : celle de l'enterrement chez les Roms et celle de la soirée festive chez les Africains. Tandis que la première rappelle la gravité des liens du sang, avec ces visages fermés et ces regards profonds, la seconde célèbre les liens de l'amitié en faisant fleurir les premiers sourires... Et même si Carpignano évite la facilité du happy end, la manière avec laquelle il filme la solidarité a valeur d'espoir.
(7.5)