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État d'esprit - Film (2021)

État d'esprit - Film (2021)

État d'esprit - Film (2021)

Film de Mike Cahill Drame, science-fiction et romance 1 h 43 min 5 février 2021

Récemment divorcé, Greg, dont la vie va à vau-l'eau, rencontre la délicieuse Isabel, une femme vivant dans la rue, convaincue que le monde brisé et pollué autour d'eux n'est pas réel. Elle est persuadée qu'ils vivent dans une simulation laide et et rude à l'intérieur d'un autre vrai monde, beau et en paix. D'abord sceptique, Greg finit par découvrir qu'il y a peut être une part de vrai dans la théorie du complot d'Isabel.

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Bliss est un film de Mike Cahill.

On a dit ça, on a tout dit, on peut passer à autre chose, parce qu'on connaît le truc, à force, c'est réglé comme du M. Night Shyamalan : un pitch extra, mi-sf, mi-fantastique, bourré de potentiel (et par conséquent : de promesses), frileusement traité à hauteur d'hommes, sur la pointe des pieds, comme de peur de l'ébrécher ou de trop s'y plonger, tout ça pour conduire à un dénouement ouvert qui crie entre les lignes "non mais en fait je n'ai jamais su comment la bidouiller, mon histoire", et qui conclut le film à peu près là où il aurait dû commencer. ça n'y coupe pas. C'était déjà le cas avec Another Earth. C'était déjà le cas avec I Origins. Qui n'en restent pas moins des propositions cinématographiques intéressantes, notez, portées par une vraie vision d'auteur au sens noble et un peu prétentieux du terme, ça nous change agréablement du cinéma boum-boum grand public (qui ne manque pas d'attraits non plus, précisons tout de même). Mais on reste sur sa faim, l'écriture de Cahill n'étant clairement pas (encore ?) à la mesure de ses idées. Et puis après ? Une fois qu'on le sait, on en prend son parti et on fait avec. Après tout, mieux vaut toujours ça que le contraire.

En ce sens, Bliss est plus abouti que ses aînés : il sait à peu près où il va et s'il tâtonne toujours, et s'il avance en titubant, s'il reste scolairement à distance de ses émotions, de ses enjeux, de ses protagonistes, en nous faisant miroiter une histoire d'amour qui n'en est pas une dans le cadre d'une fable SF qui n'en est pas une non plus, il ne laisse pas son propos en suspens (quoi que puissent suggérer les apparences). Il a son début, son milieu et sa fin, et le tout forme un ensemble cohérent, traitant de façon délicate (parce que franchement roublarde, mais légitime) d'un sujet qui ne l'est pas moins - et complètement dans l'air du temps.

En dire plus serait spoiler, on est déjà à la limite. Et pourtant oui, j'ai envie d'en dire plus parce que même s'il n'est ni fun, ni charmant, et s'il n'y a effectivement aucune alchimie entre les deux personnages principaux (comme on a pu le lire ailleurs), j'ai une furieuse envie de le défendre, moi, ce petit bout de péloche à la va-comme-je-te-WTF (péloche, absolument, laissez-moi croire qu'on vit encore dans les années 90, merci. A chacun sa réalité, comme dirait l'autre). Parce qu'à mon sens, il ne mérite pas d'être à ce point éreinté par la critique (une moyenne de 5 ? Seriously ?), surtout à une époque où le cinéma (comme tant d'autres moyens d'expression) tend à s'effondrer sous la masse de ses cahiers des charge préformatés et de ses recettes miracles standardisées. Je radote, je sais. Mais c'est pour la bonne cause.

Et puis surtout, j'ai envie de défendre Bliss parce qu'il est bon. Pas extraordinaire. Pas époustouflifiant. Certes. Mais bon. Et c'est déjà pas mal.

Encore faut-il le prendre pour ce qu'il est, ne pas se laisser abuser par ses fausses pistes (roublardes, écrivais-je), rester du bon côté de la réalité. Oui, ça, d'accord. Mais lequel ? Et s'il n'y en avait pas une, ni deux, mais trois, enchâssées l'une dans l'autre ? Rien de nouveau sous le soleil binaire de la réalité truquée : on aime à citer Matrix en exemple, encore et encore et encore (en dépit de sa qualité toute relative, et encore fais-je preuve ici de diplomatie), mais on pensera ici plutôt à l'Avalon de Mamoru Oshii, version Happiness Therapy. Ou bien j'essaie de vous retourner le cerveau et d''entretenir le doute, qui sait ?

Peut-être que Bliss, c'est tout ça à la fois.

Mais sans doute aussi que Bliss, ça n'a absolument rien à voir.

Et c'est précisément là ce qui en fait un film à défendre plutôt qu'à conspuer.

*

De quoi ça parle, Bliss, alors ?

Bliss, c'est l'histoire d'un presque-cinquantenaire à bout de souffle, accro aux anti-douleurs, qui perd sa femme et son boulot presque du jour au lendemain (divorce houleux pour l'un, désinvestissement total pour l'autre), et qui perd pied avec. Psychologiquement, socialement, humainement : la totale. Nervous breakdown carabiné. Le genre à vous envoyer illico en institut spécialisé. Sauf que comme personne n'est à ses côtés pour constater la dégringolade (si ce n'est sa fille, en pointillés), c'est à la rue que le bonhomme finit, sans autre forme de procès - et on sait combien ces choses-là peuvent aller vite, parfois, c'est un mal de l'époque qu'on ne cesse de pointer du doigt. Il fait bientôt la connaissance d'une SDF au cerveau aussi grillé que le sien, manipulatrice malgré elle, convaincue que la réalité n'est pas la réalité et qu'elle peut la commander à sa guise. Au contact l'un de l'autre, leurs deux psychoses vont alimenter un délire conjoint écrit au fur et à mesure, la drogue accentuant leurs problèmes mentaux et les poussant à toujours plus d'excès, de marginalisation. Ils se persuadent qu'ils vivent une histoire d'amour alors qu'ils ne font que se nourrir mutuellement de la folie de l'autre, il n'y a rien de sincère ou de romantique dans leur relation, juste deux individus paumés qui se détruisent "de l'intérieur". Et c'est précisément en cela que le choix du casting est parfait, de même que l'interprétation d'Hayek et de Wilson. On n'y croit pas parce qu'il ne faudrait pas y croire. Ce n'est pas de l'amour. C'est de la névrose. Et pourtant on s'accroche, comme on s'accroche à cette histoire abracadabrante d'autre monde utopique. C'est là que le film devient un petit tour de force, même si en employant des stratagèmes pas tout à fait honnêtes (mais après tout, qu'est-ce que le cinéma lui-même, si ce n'est justement "un stratagème pas tout à fait honnête" ?) : il nous amène à pénétrer dans le délire de ses protagonistes et à vouloir y croire, avec une intensité croissante à mesure que le film s'emballe (tout est relatif). Pourtant nous voyons bien que tout se déroule dans leur tête. Le réalisateur ne cesse de nous en donner des preuves indiscutables. Sauf qu'au lieu de nous raccrocher à celles-ci, on préfère s'attacher aux maigres éléments qui pourraient, peut-être, éventuellement et avec beaucoup d'indulgence, étayer l'hypothèse inverse. De sorte que nous ignorons volontairement (ou quasi) les évidence juste pour pouvoir croire en l'éventualité d'un monde meilleur pour ces deux âmes à la dérive. Exactement comme nous l'aurions fait à leur place si nous nous étions trouvé dans leurs baskets trouées. Mais le fait est que comme eux, nous nous illusionnons, nous nous laissons illusionner. Le film ne racontait rien de tout cela. Le film racontait "simplement" la triste, et pathétique, et dramatique, parce qu'ordinaire, descente aux enfers d'un presque-monsieur tout le monde qui voit toute sa vie s'effondrer et qui devient la proie d'une autre victime des circonstances, laquelle le vampirise pour se sentir à nouveau exister. Jusqu'à ce que la fiction qu'ils s'inventent ensemble aient les conséquences tragiques que l'on sait.

Pas de la SF, ni une comédie romantique, donc : une chronique sociale sous Lexomil, doublé d'un film sur la folie qui couve en chacun de nous, et sur combien il est aisé de perdre pied, quoi qu'on puisse croire.

*

Les preuves qu'il n'y a pas de "monde utopique" (j'en oublie sans doute, n'ayant vu le film qu'une seule fois), et que les deux protagonistes écrivent leur délire au fur et à mesure :

Lors de la rencontre au bar, Isabel ne reconnaît pas Greg, qui est pourtant soi-disant "her guy", alors qu'elle se "rappelle" pourtant bien que le monde est une simulation et qu'elle en est la créatrice.

Greg croit qu'elle le fixe, alors qu'elle fixe la lampe qui grésille au fond du bar, en se persuadant sans doute que ses pouvoirs sont responsables dudit grésillement. Ce qui amène Greg à croire qu'elle s'intéresse à lui et à la fixer en retour. Ce qui amène Isabel à croire qu'il s'intéresse à elle. Et la pousse à lui donner une importance particulière dans son délire : c'est décidé, il est réel.

Isabel oblige Greg à vendre son téléphone portable pour une somme ridicule, et à abandonner son portefeuille et ses affaires, pour des raisons qui n'en sont pas et qui n'ont rien de rationnel.

Les "pouvoirs" d'Isabel et Greg ne se manifestent (et avec quelle facilité !)... que s'ils ont pris des "cristaux". Ce qui suggère davantage un trip sous drogue qu'un accès à un plan supérieur de la réalité (encore que certains parmi nous pourraient dire que c'est la même chose). Les règles qui régissent l'utilisation des cristaux sont tout aussi absurde : pourquoi dix cristaux bleus pour quitter la simulation ? Si ces cristaux ne fonctionnent que par dix, pourquoi les produire à l'unité ? Le nom même de "cristaux" donné à cette drogue lui vient sans doute d'ailleurs des nombreux motifs de cristaux taggués dans le camp de SDF.

Ce n'est qu'après avoir vu les dessins de Greg qu'Isabel se convainc que "c'est chez nous" et que Greg "est son homme", après avoir vu un dessin de femme qui pourrait très bien être elle, effectivement, mais aussi n'importe qui d'autre. "C'est moi", décrète-t-elle, moins comme un constat que pour s'en persuader. Comme elle décrète "tu es mon homme". Ensuite, elle affiche ces dessins un peu partout dans leur lieu de vie, de telle sorte que cela les ancre au plus profond de leur subconscient. Ils s'en imprègnent quotidiennement, en quelque sorte.

Les réactions d'Isabel sont au mieux incohérentes, au pire totalement cinglées. Cf. la scène de la patinoire, la crise de panique qu'elle fait quand elle pense que Greg l'a quittée alors qu'il ne s'est pas absenté très longtemps, la façon dont elle cherche à couper Greg de sa fille, le fait qu'elle demande à Greg de commander à manger et disparaisse dans une voiture avec un client, pour réapparaître plus tard comme si de rien n'était, etc, etc, etc. Autant de signes manifeste de maladie mentale. Sans parler de son comportement dans le dernier quart du film, qui finit de convaincre le spectateur de sa folie (furieuse). Pourquoi voler une voiture ? Pourquoi tirer sur Kenzo ?

On apprend de la bouche de la fille de Greg que celui-ci a complètement perdu la notion du temps. De même, plus tard, on apprend qu'il a été vu "en train de faire la manche", ce que le film ne nous montre pas. Ce qui tend à prouver que le film ne nous montre pas ce que nous devrions voir.

La réalité utopique apparaît totalement factice, basée sur les dessins de Greg et compensant leurs sentiments d'insignifiances respectives. Dans ce monde, ils sont des savants respectés, qui vivent dans une maison paradisiaque, dans un monde qui ne l'est pas moins. Ils sont bien habillés. Elle est maquillée avec classe. Tout ce qui leur manque dans la vraie vie.

Si l'invention de Greg est un matérialisateur de pensée, ce n'est pas un hasard : c'est parce que c'est exactement ce qu'est le film de Cahill pour nos deux personnages. D'ailleurs ledit film démarre au moment du "meurtre" du patron, ou pour être plus précis : au moment où le patron dit à Greg quelque chose comme "ça doit être merveilleux de voir le monde par vos yeux", ou quelque chose comme ça. Sur cette réplique, le film bascule et en même temps, donne la clé du récit.

Pour en revenir à la réalité utopique, on a la preuve qu'elle se construit à partir des dessins de Greg, et non l'inverse, lorsque Isabel apparaît dans l'encadrement de la fenêtre et reproduit sans le vouloir la scène où elle s'est soi-disant précédemment reconnue.

Greg ne se souvient de rien de ce monde, du reste, et doit faire confiance à ce que lui raconte (invente) Isabel à son sujet. Or la façon dont ce monde aurait été sauvé est aussi naïve que ridicule : un milliardaire qui distribuerait sa fortune aux gens ? Seriously ? C'eest le genre de fantasmes qui n'existe que dans la tête de personnes troublées, ça. D'autant que si comme elle le dit, le milliardaire donne la même (grosse) somme à chacun, ça ne rend pas tout le monde riche, ça met tout le monde au même niveau (et entraîne une inflation en rapport). D'ailleurs si tout le monde est riche, pourquoi des gens vendent de l'huile d'olive en bord de mer ?

La scène en bord de mer est une répétition améliorée d'une scène triviale vécue par Greg plus tôt dans le soi-disant monde factice. Les statues dans le hall de l’hôtel (un hôtel doublé d'un observatoire ? Seriously ?) sont une version améliorée des mannequins sur le chemin menant à la tente d'Isabel.

Personne ne laisserait éthiquement quelqu'un travailler en toute tranquillité, à partir de cerveaux humains, fussent-ils de synthèse.

Un jour, les collègues d'Isabel doutent de la validité de son travail (entraînant chez cette dernière une nouvelle crise de colère à la limite de la parano), le lendemain, en un claquement de doigt, elle fait l'unanimité, attire les foules et rencontre un triomphe sans partage (indépendamment du fait qu'elle a quand même - soi-disant - effacé la mémoire de Greg).

Le fait que les règles de la "fausse" réalité soient aussi valables dans la "vraie" réalité sous prétexte qu'ils auraient gardé une connexion à la machine, faute d'avoir pris assez de "cristaux". Que les deux univers se superposent à cause de ça, à la rigueur, ça pourrait être envisageable, mais Greg ouvre explicitement la foule en deux pour libérer Isabel après avoir pris lesdits "cristaux".

Kenzo est soi-disant un autre scientifique du projet, pourquoi se comporte-t-il successivement comme un junkie, puis un dealer, avant de porter une blouse. Tout en lui ressemblant, le lieu où ils le rencontrent à la fin n'est du reste pas le même que le labo où il accueille Isabel plus tôt dans le film. Du reste, comment a-t-elle pu sortir avec lui, précédemment, sachant que son "guy", c'était Greg (qu'elle ne laisse même pas s'absenter une heure et refuse de partager), pour ensuite tirer un trait sur cette histoire sans autre forme de procès ?

La devanture du centre de réhabilitation se voit à travers la fenêtre du bureau de Greg au tout début du film.

Et j'en oublie sans doute.

Quant à ce qui leur arrive vraiment, qui pourrait le dire ? Greg n'a pas tué son patron, on le retrouve plus tard (et puis Greg aurait fini en prison, sinon) : il l'a sans doute fantasmé, mais sans plus. Peut-être que quelqu'un s'est vraiment suicidé, et qu'il a construit cette histoire culpabilisante (et à la fois libératrice) à partir de ces deux éléments disjoints (la façon dont il est lavé de tout soupçon n'est-elle pas beaucoup trop "facile" ? Et pourquoi s'obstiner à fuir une fois l'affaire réglée ?). Peut-être que quand ils se croient à l’hôtel Pléïades, ils sont en institut spécialisé (d'où la visite "virtuelle" de la fille). Lorsqu'ils font du patin, sans doute font-ils tomber les autres patineurs de leurs propres mains, d'où l'intervention de la police (le fait qu'ils imaginent d'abord lui avoir échappé, avant de réaliser qu'ils ont été embarqué est une autre preuve étayant la thèse du délire auto-suggéré). Isabel abat bel et bien son dealer/Kenzo à la fin lors d'une crise de parano carabinée. Ou disons que c'est très probable. Peut-être même qu'Isabel n'existe que dans l'imagination de Greg, qui l'aurait fantasmée sur la base d'une prostituée du coin, qui sait ? Ce qu'il en est vraiment ? Le film ne le dit pas. Il nous présente la réalité telle que les deux personnages ont cru la vivre, pas ce qui s'est véritablement passé, qui n'a finalement pas grande importance et reste à l'appréciation de chacun, seul comptant le parcours de Greg, sa déchéance, sa rédemption. Une sorte de Divine Comédie moderne, avec Isabel en lieu et place de Virgile, et Emily dans le rôle de Béatrice.

Plutôt pas mal, non, pour un film à 5 de moyenne ?

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